1965, Ferdinand et Marianne galopent à corps perdu vers un idéal de liberté. Dégoûtés par les conventions, les responsabilités, la guerre, la publicité, la société de consommation, avides de grands espaces, d’une vie sans conditions, sans limite. Allant même jusqu’à briser le quatrième mur à maintes reprises, regard face caméra, comme pour donner encore plus de corps à leur envie de briser les frontières de leur environnement, de s’affranchir de toute limite dans l’espace et le temps. Sans parler de leur foncière indifférence face à la mort quand ils passent devant un cadavre. La liberté à tous les niveaux. Telle est la quête de Godard et de ses personnages dans Pierrot le Fou.

Mais si trouver sa liberté seul est une chose, la trouver à deux en est une autre. Marianne et Ferdinand, au départ sur la même longueur d’onde voient peu à peu leurs visions se confronter en dépit de leur complicité, et parfois au mépris de leur amour. Tous deux questionnent avec ardeur la nature même de la liberté, un concept qui par essence n’a pas de contours (d’où la difficulté à le définir), et dont l’apparent confort masque en réalité un faux-ami auprès de qui il ne fait pas bon s’abandonner.

Ferdinand, poète dans l’âme – et que Marianne s’entête à appeler Pierrot – puise sa liberté dans les histoires des romans qu’il lit, comme pour mieux écrire le sien. Il ne veut pas écrire l’histoire de la vie des gens, mais la vie tout court.

Marianne, plus sensible à la musique et à la chanson, aspire à un mouvement perpétuel, à échapper à l’ennui pour tromper le temps qui passe et la vie qui s’écoule, pour échapper à la mort. Elle revient, en ce sens et dans une certaine forme, à cet instinct de consommation dont elle cherchait pourtant à s’émanciper.

« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… »

Marianne

Une histoire de couleurs

A l’arrivée, deux corps asynchrones : Ferdinand marche. Marianne court. Elle est la destination, lui chemin. Elle est le moteur et lui le volant. Elle est le feu crépitant, il est la mer tranquille. Elle est le rouge, il est le bleu.

Deux couleurs dont on trouvera des nuances dans tous les plans, sans cesse associées à l’idée de mouvement pour l’une, et à la tranquillité pour l’autre. Les rapports ne s’inverseront que dans le dernier quart du film, lorsque Ferdinand prend conscience que Marianne, belle et bien sur le départ, lui échappe. Pour finalement terminer, quelques secondes avant le générique, par retrouver chacun leur couleur de prédilection. Preuve qu’on n’échappe pas à ses convictions propres, pas même sous le joug de nos sentiments.

[SPOILER] On peut aussi théoriser, suite au meurtre de Marianne par Ferdinand et au suicide de ce dernier, que la mort est la seule issue possible une fois que la liberté a atteint ses limites (preuve qu’elle en possède !). Que celle-ci ne se vit pas seul, et n’a de sens que lorsqu’un(e) autre vient la confronter. A titre de rebondissement, le regret tardif de Ferdinand tentant désespérément d’éteindre la mèche de sa dynamite témoigne enfin de son envie d’enfin profiter de la vie sans être dépendant d’un amour quelconque. [FIN DU SPOILER]

Là où Godard est malin, avec sa fin un peu cartoonesque et détonante, c’est qu’il laisse le champ libre à plusieurs visions, lui-même tiraillé entre un mode de liberté totalement indépendant et individuel, ou bien une liberté qui n’a de sens que lorsqu’elle est partagée avec autrui.

Pour envelopper tout ça, le cinéaste imprime sa marque à coup de plans-séquence et entremêle en permanence ses dialogues de citations d’auteurs célèbres (Joyce, Baudelaire, Balzac, Stevenson…), d’extraits d’œuvres d’art (Velasquez…), sans oublier quelques allusions au 7ème art. On y trouvera enfin Raymond Devos dans l’une des dernières scènes pour un monologue d’anthologie à la fois drôle et touchant comme lui seul peut nous en donner.

Pierrot le Fou : œuvre manifeste de Godard

Pierrot le Fou, road trip intellectuel, figure majeure de la nouvelle vague, cas d’école par excellence et formidable précurseur du mouvement de mai 68, apparaît comme l’œuvre la plus représentative de Jean-Luc Godard, cinéaste lunaire qu’on retrouvera par mimétisme dans le personnage de Ferdinand, dont le rapport à l’art est omniprésent. Anna Karina, compagne de Jean-Luc Godard de 1961 à 1968, compose quant à elle un personnage énergique, enfantin, bourré de vie, qui lui vaudra d’être considérée aujourd’hui encore comme l’égérie de la Nouvelle Vague.

Lorsque j’ai démarré Pierrot le Fou, j’ai d’abord été sceptique, cartésien et critique devant un rendu à la fois foutraque, nombriliste et profondément confus. Je ne comprenais pas ce qui se tramait à l’écran. Seul Belmondo parvenait à m’emmener avec lui dans ses lubies littéraires. Puis je me suis progressivement surpris à y trouver beaucoup de choses, à commencer par moi-même. Bercé par des dialogues passionnants et une mise en scène faussement flemmarde, réconforté de trouver en Ferdinand et Marianne un morceau de ma propre existence. Je n’ai alors plus lâché Pierrot jusqu’à la fin et vous conseille dès à présent d’en trouver le début.

PS : Pour ceux qui se plaignent encore de la mort de Marion Cotillard dans Batman, je vous invite à voir celle de Anna Karina dans Pierrot le Fou et on en reparle.

– Tu me parles avec des mots, et moi je te regarde avec des sentiments.

– On va faire quelque chose, tu vas me dire ce que tu aimes, ce dont tu as envie, et moi pareil.

– Le ciel, la mer bleue, les oiseaux… Et toi ?

– L’ambition, l’espoir, le mouvement des choses, les accidents…

– Tu vois, j’avais raison il y a 5 ans, on se comprend jamais toi et moi.

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